Comment une forêt peut-elle émettre plus de CO₂ qu’elle n’en capture ?
Longtemps considérées comme de précieux « puits de carbone » absorbant une partie du CO2 en excès dans l’atmosphère, les forêts voient aujourd’hui ce rôle fragilisé. Certaines émettent désormais plus de CO2 qu’elles n’en captent. La cause de ce phénomène est multiple : elle tient au changement climatique, aux pressions anthropiques et à leurs conséquences.
Par le processus de photosynthèse, les plantes utilisent l’énergie lumineuse et le CO2 de l’atmosphère pour produire de la matière organique.
Les forêts contribuent donc, comme le reste du règne végétal, au piégeage de carbone dans leur biomasse : en grande partie les troncs, les branches et les feuilles – on parle alors de biomasse « aérienne », mais également les racines et les sols. Dans les forêts tropicales et tempérées, cette biomasse est principalement aérienne, tandis qu’elle est majoritairement stockée dans les sols en forêt boréale.
Avec une constante : sous tous les climats, les forêts sont les écosystèmes qui stockent le plus de carbone. Cependant, l’évolution de ce stock de carbone dépend de la dynamique des forêts.
En effet, même si du carbone est séquestré lors de sa croissance, une plante (et donc un arbre), comme tout organisme vivant, respire, et va à son tour émettre du CO2 dans l’atmosphère. Par ailleurs, les végétaux se décomposent après leur mort. À terme et dans la plupart des cas, le carbone stocké est donc restitué à l’atmosphère sous forme de carbone atmosphérique (excepté sous certains climats boréaux où la décomposition n’est pas totale et la biomasse s’accumule dans les sols, par exemple sous forme de tourbières).
Pour avoir un effet vertueux sur le climat, il faut donc que les forêts séquestrent davantage de carbone (dans les troncs, les branches, les racines et les sols) qu’elles n’en émettent (à travers la respiration et la mort des végétaux). On parle alors pour les décrire de « puits de carbone » naturels.
Mais sous certaines conditions, les forêts peuvent avoir un bilan carbone net émetteur : elles émettent davantage de CO2 qu’elles n’en captent. Comment cela est-il possible et pourquoi ? Une telle situation est-elle amenée à se généraliser sous l’effet du changement climatique ? Tour d’horizon.
Les forêts, des puits de carbone… à certaines conditions
Dans une forêt à l’équilibre, qui ne serait pas perturbée par des changements environnementaux, d’origine naturelle ou anthropique, les flux de carbone liés à la croissance et à la mortalité s’équilibrent. Dans le bilan global, il n’y a dans ce cas alors ni stockage ni émission de carbone.
Le puits de carbone forestier, bien documenté depuis la fin du XXe siècle, provient ainsi des dynamiques de reforestation, de récupération après des perturbations antérieures et de l’augmentation de la concentration en CO2 de l’atmosphère, qui conduisent les écosystèmes forestiers vers un nouveau point d’équilibre, non encore atteint précédemment.
Les feux de forêt ou la déforestation (conversion de forêts en zones agricoles ou urbaines), à l’inverse, déstockent le carbone forestier et génèrent d’importantes émissions de carbone atmosphérique.
Mais au-delà de la disparition des forêts, même lorsqu’un couvert forestier est maintenu, c’est bien le bilan net des flux de carbone qui va déterminer si une forêt stocke du carbone ou si elle en émet.
Des forêts qui stockent de moins en moins de carbone
Dans certaines conditions, en effet, des forêts peuvent avoir un bilan carbone émetteur : plutôt que de stocker le carbone, elles le déstockent. Pourquoi ?
Une première explication tient à la balance croissance-mortalité des arbres. En effet, tout facteur augmentant la mortalité – ou limitant la croissance des arbres (sécheresses, maladies, ravageurs) – va induire une réduction du stockage de carbone, voire un déstockage.
Or, depuis quelques années, on observe une diminution globale de la croissance des arbres et une augmentation de leur mortalité, en lien avec les sécheresses plus longues et plus intenses.
Ce déclin du rôle de puits de carbone des forêts a été observé notamment en Amazonie. Les forêts matures, à l’équilibre, stockent moins de carbone depuis les années 2000 : la quantité moyenne de carbone stockée par hectare a chuté d’environ 30 % entre 2000 et 2010.
Au contraire, en Afrique centrale, le stockage de carbone est resté constant entre 2000 et 2010. Cette différence s’expliquerait par le fait que les essences d’arbres qu’on retrouve dans les forêts tropicales africaines seraient davantage adaptées à des épisodes de sécheresse et de fortes températures.
Les forêts changent de composition sous l’effet du changement climatique
Les mélanges d’espèces végétales qui composent les forêts ont donc un rôle majeur. Tout changement dans cette composition, dans une logique d’adaptation au changement climatique ou aux pressions anthropiques, est donc susceptible de modifier le bilan carbone d’une forêt.
En effet, la quantité de carbone stockée par une forêt dépend aussi de la couverture forestière et de la densité du bois des arbres, qui diffèrent pour chaque espèce d’arbre.
De tels changements de composition peuvent subvenir sous toutes les latitudes. Ils existent également en forêts tempérées, mais sont particulièrement flagrants dans les forêts boréales et tropicales :
- En forêt boréale, les arbres peuvent être remplacés par des espèces arbustives ou herbacées, plus résistantes à la sécheresse, mais plus petites et moins denses.
- En forêt tropicale, les arbres de forêt mature, de grande taille et à bois dense, peuvent être remplacés par des espèces de forêt secondaire, plus petites et à bois moins dense.
Dans les deux cas, cela peut entraîner une baisse des quantités de carbone stocké.
Le cas particulier des forêts tempérées
Qu’en est-il pour les forêts tempérées ? En Europe, une meilleure gestion et des politiques de reforestation ambitieuses ont permis d’augmenter les quantités de carbone stockées chaque année entre 1990 et 2005.
Cependant, les effets combinés des sécheresses, tempêtes, maladies et ravageurs, ont augmenté la mortalité des arbres et diminué leur croissance. De fait, la quantité de carbone stockée chaque année en forêt tempérée, en tenant compte des variations de croissance et de l’augmentation des surfaces forestières, a diminué au cours des dernières décennies : aux États-Unis, la baisse a été de 10 % entre 2000 et 2010. En Europe, elle avoisine 12 %.
En France, les dernières données de l’inventaire forestier indiquent que sur la période 2014-2022, les forêts métropolitaines ont absorbé 39 millions de tonnes de CO2 par an en moyenne, tandis qu’elles en absorbaient 63 millions de tonnes de CO2 par an au cours de la période 2005-2013.
L’influence délétère des feux de forêt
Le changement climatique alimente des conditions climatiques particulièrement propices aux feux de forêt et aux invasions de ravageurs
Or, les feux de forêt sont des facteurs aggravants de la dégradation du puits de carbone forestier : non seulement ils entraînent des émissions massives de gaz à effet de serre, mais ils accélèrent aussi les changements de composition des forêts, qui peuvent alors mettre des décennies à retrouver leur état d’origine.
Dans certains cas, il s’agit même de transition vers des écosystèmes non forestiers : les forêts disparaissent purement et simplement.
En forêts boréales, cela affecte d’ores et déjà le stockage du carbone. Celui-ci est en nette diminution depuis les années 90.
- En Russie, par exemple, les forêts dont devenues émettrices dans les années 2010.
- Au Canada, elles étaient encore neutres dans les années 1990, mais sont devenues émettrices entre les années 2000 et 2010.
Ce phénomène devrait s’amplifier et se répéter à l’avenir, car des saisons d’incendies telles que celle connue par le Canada en 2023 sont appelées à se multiplier.
Dans ces zones normalement froides, le changement climatique peut aussi entraîner le dégel et l’assèchement des sols, ce qui conduit à une dégradation accélérée du carbone organique qu’ils contiennent, et à un déstockage plus rapide de carbone. Les feux de forêt contribuent aussi à consumer la matière accumulée.
À l’échelle globale, l’absorption de carbone par les sols en forêt boréale a ainsi diminué de 30 % entre 2000 et 2010. Ces flux de carbone sont difficiles à évaluer et variables dans le temps et l’espace, mais quasiment toutes les études pointent vers une réduction du stockage de carbone organique dans ces sols.
Mais les feux de forêt ne dépendent pas que des conditions climatiques : en forêts tempérées, les activités humaines sont responsables de la quasi-totalité des départs de feux.
En 2022, à l’échelle de l’Europe, 785 000 hectares de forêts ont brûlé, ce qui représente plus du double de la moyenne entre 2006 et 2021. Cette année 2025, le Portugal, la Grèce et la Turquie ont enregistré de nouveaux records d’incendies. La France n’est pas épargnée : 17 000 hectares ont brûlé en quelques jours dans l’Aude.
Près de 30 % de carbone en moins entre 1990 et 2010
Que retenir de tout ceci ? Si les causes de réduction du stock de carbone forestier sont identifiées aux différentes latitudes, il est difficile de prédire finement l’évolution à venir des forêts et les conséquences qui en découleront.
Ainsi, aucune forêt n’est épargnée : toutes sont susceptibles de devenir émettrices de carbone suite aux effets combinés des activités anthropiques et du changement climatique.
Globalement, il est estimé que la quantité de carbone stockée chaque année par les forêts dans le monde a diminué d’environ 30 % entre 1990 et 2010. Cette tendance risque de se poursuivre.
La meilleure façon d’endiguer ce déclin reste de préserver les forêts existantes.
Dans les forêts gérées par l’humain, le maintien du stock de carbone forestier et/ou l’accompagnement des transitions des peuplements d’arbres vers des espèces adaptées aux nouvelles conditions climatiques est un nouvel enjeu de la gestion forestière à l’échelle planétaire.